Le 25e numéro de Millefleurs, le journal des Amis du musée de Cluny, paraît début décembre et inaugure une nouvelle formule. Tout en suivant l’actualité du musée de Cluny, nous souhaitons apporter un éclairage sur la façon dont le Moyen-Âge vit en nous, autour de nous et observer l’influence de cette période foisonnante sur les arts au cours des siècles. À travers interviews, témoignages, reportages, c’est à un voyage au cœur de bien des passions que nous invitons les lecteurs et qui font écho aux souvenirs que les Grands Témoins nous livrent régulièrement dans L’Ephemeris. Aujourd’hui, Alain Germain. Cet artiste inclassable et indiscipliné accueille désormais créateurs, amis et visiteurs au château de Bosmelet en Normandie, dans une demeure édifiée sous Louis XIII sur les fondations d’une forteresse donnée par Henri VI d’Angleterre à son lieutenant général Sir John Fastolf, passé à la postérité grâce au génie de Shakespeare, Verdi et Orson Welles sous les traits de Falstaff.
Martine Tridde-Mazloum, Présidente des Amis du musée de Cluny
Étrange sensation que celle des souvenirs de scène, surtout quand ils sont liés à un lieu aussi chargé d’histoire que le musée national du Moyen Âge. Un lieu secret qui permet de s’isoler de la ville tout en restant au cœur de Paris, là où le boulevard Saint-Germain percute le boulevard Saint-Michel. Un lieu que, dans les années soixante-dix, j’avais si souvent fréquenté quand, étudiant aux Arts déco puis aux Beaux-Arts, j’avais besoin d’échapper à l’effervescence du quartier latin et de répondre aux interrogations de mes études. À l’époque, j’ignorais que bien des années plus tard je reviendrais ici pour prendre possession de son espace le temps d’un spectacle.
Mais une intuition me disait déjà que ce serait peut-être possible. Alors, je méditais devant la Dame à la licorne ou le Saint Sébastien sous le regard complice des gardiens qui s’étaient habitués à ma présence. J’aimais me rendre invisible aux yeux de tous, caché par l’ombre des statues prenant malin plaisir à éviter les visiteurs qui auraient pu perturber mes cogitations. D’une certaine façon, je faisais partie des murs et j’en éprouvais une indécente béatitude. Invisible, je dialoguais mieux avec le visible qui m’entourait. En me fondant dans les œuvres exposées, je m’amusais à croire que j’étais des leurs. N’avaient-elles pas besoin de mon regard pour exister ? Mais il fallait surtout les écouter, entendre les secrets murmurés au creux de leurs arabesques. Danse ? Chant ? Chorégraphie ? Musique ? Mise en scène ? Peinture ? Architecture ? Écriture ? Décor ? Scénographie ? Costumes ? Inventions ? Je voulais déjà tout essayer, tout réunir.
À ce bouillonnement débordant d’idées, à ces énergies éparpillées, ce musée offrait le lieu idéal où me centrer. Tel une oasis protectrice, il me permettait de me canaliser et de mettre un peu d’ordre dans mon imaginaire. Loin de l’urgence invitant au rêve et à l’utopie, il me permettait aussi de me déconnecter du réel. Promesses de protection les jours de pluie. Promesses de fraîcheur quand la canicule chauffe à blanc les toits de la capitale. Mais surtout promesses de réponse à ceux qui questionnent leur devenir. Ce sont ces incroyables promesses qui après tant de spectacles, d’expositions, d’expositions-spectacles ou de spectacles-expositions, ont été tenues.
Nous sommes en 1999 quand la regrettée Adrienne Clostre, avec qui j’avais monté au Théâtre du Rond-Point Le Tour du monde en 80 langues pour le bicentenaire des Langues O’, vient me proposer le Triomphe de la Vertu qu’elle a composé sur un livret de la nonne Hrotsvitha. Qui n’a pas vu Adrienne interpréter tous les personnages de sa partition, taper des pieds, bondir, mugir, crier, hurler rire et transformer le piano en percussion, ne peut imaginer la joyeuse fête à laquelle j’assistais. Immédiatement, j’ai su que cette folie était pour les thermes de Cluny puisque l’auteur du livret, la nonne Hrotsvitha, vivait en Allemagne au Xe siècle, et que l’histoire racontée est celle de Dulcicius, officier romain vivant au IIe siècle après J.-C. Il y avait donc osmose entre le musée du Moyen Âge, l’architecture romaine du Frigidarium et le texte de la farce : le spectacle devenait musée et le musée spectacle.
Alain Germain, novembre 2016.